Mémoire, Histoire et Patrimoine - Partie 4 : Textes et liens

Sommaire
  • Pourquoi le déplacement de la valeur vers l'immatériel ? - Jean-Pierre Beaudoin
  • La médiation du passé dans le discours publicitaire - Emmanuelle Fantin
  • Liens


Jean-Pierre Beaudoin : "Pourquoi le déplacement de la valeur vers l'immatériel ?
Est-il réversible ?"

Le patrimoine immatériel des entreprises a pris une dimension telle qu’il constitue de plus en plus souvent, au moins pour les entreprises productrices de produits de marques, une part prépondérante de leur valeur inscrite au bilan. 


Cette place a été acquise non pas en ajoutant à la valeur du patrimoine matériel, mais parallèlement à une dégradation de la valeur attachée aux actifs matériels (usines, stocks, etc.). Dégradation parfois vertigineuse en peu de décennies : le rêve de l’« entreprise sans usine » exprimé en 2001 par Serge Tchuruk, alors PDG d'Alcatel, en témoigne [1].

Patrimoine immatériel et perplexité comptable

Au-delà des motifs économiques de ce mouvement, liés à l'évolution de la capacité de territoires à produire de la valeur ajoutée, comme l’expliquait alors le patron de l'entreprise technologique, les motifs d'opinion méritent d'être pris en compte (au sens même comptable du terme).

Les comptables qui veillent sur la véracité des comptes, donc sur la justification des montants inscrits dans les bilans comme reflétant bien la valeur de l'entreprise de ce strict point de vue, sont confrontés à deux perplexités face à cette « dimension immatérielle des immatériels » : l'opinion est faite de perceptions. C’est la perception des marques qui fait leur valeur, et la perception est une valeur entièrement détenue par le public, non par le propriétaire de la marque que reste l'entreprise. Cette disjonction de propriété et détention est épineuse pour les règles comptables, comme en témoignait une étude de 2008 : « Au final, compte tenu des difficultés à définir et évaluer les incorporels, on peut s’interroger sur la capacité de ces normes IAS/IRFS à fournir à l’ensemble des parties prenantes des informations plus pertinentes sur les incorporels en général, et le goodwill en particulier »[2].


Des actifs « anormaux »

De fait, marques et goodwill voient leur valeur augmenter avec leur durée de vie, sauf accident de parcours ou perte de marché. Les marques les plus fortement valorisées sont aussi les plus anciennement apparues dans leurs domaines, comme on le voit dans les classements annuels[3]. Ce fait vient en contradiction avec la notion d'amortissement, qui est supposée prendre en compte l’usure d'un actif utilisé pour une production : c’est le modèle industriel de l’usure des machines qui a été appliqué au goodwill et aux marques. On peut y voir un contresens. On peut y voir aussi une prudence : les marques et le goodwill sont dégradables, comme tous les autres actifs, mais pas pour les mêmes raisons.
Valeur patrimoniale, valeur comptable, juste valeur : l'équation fait appel, y compris chez les professionnels des chiffres, à des réalités de la communication[4]. C'est que l'attachement à un patrimoine tient seulement à la valeur qui lui est accordée dans l'esprit de ceux qui sont – ou non – prêts à payer pour son entretien ou son acquisition. Il n'y a pas si longtemps, nos sociétés laissaient tomber en ruines de vastes pans du patrimoine architectural. Et à en juger par l'exemple de Pompei, elles sont peut-être en train de revenir à cette relative indifférence... ou à d'indispensables arbitrages dans l'allocation de ressources raréfiées...
Le patrimoine immatériel des marques et des entreprises qui les détiennent peut-il, dès lors, connaître un semblable sort (funeste) ? La montée en puissance des immatériels, qui a été contemporaine de la satisfaction des besoins matériels ouvrant la voie à des exigences morales, culturelles ou esthétiques, peut-elle être remise en cause par une dégradation d’un contexte économique et social qui remettrait les urgences matérielles au premier plan pour de plus grands nombres de consommateurs et de citoyens, amenés à arbitrer entre « valeur » et « valeurs » ?
On se gardera de répondre à la question. Mais proposons deux éclairages.

L'histoire demain, la géographie ailleurs

L’histoire ne revient jamais en arrière. La mode actuelle du « vintage » en témoigne : les produits qui tirent de la valeur économique de leur aspect rétrospectif n’ont en commun avec les originaux que l’évocation. Ce ne sont plus les mêmes produits, ni en technologies, ni en caractéristiques générales : les « Mini » ont un volume multiple de celui des « mini », et les marques « renaissantes » visent bien des renaissances dans l'esprit plus que dans « la chair[5]». C'est la valorisation d'un héritage, mais immatériel, qui obéit à la règle que posait récemment Michaël Fœssel : « L'idée d’"héritage" ne signifie rien d’autre que ce pouvoir, qui n’est jamais acquis, de réinvestir le passé depuis les possibilités ouvertes par le présent et l'avenir. C'est pourquoi l'héritage se rapproche autant du progrès que de la tradition »[6].
La géographie non plus ne retourne pas à ses anciennes cartes. La question de la valorisation du patrimoine vaut à l'échelle des marchés où la circulation des signes mobilise du pouvoir d'achat. Certains, comme la commune de Laguiole, en font la découverte à leurs dépens, au point que des mesures d'ordre public interviennent [7]. D'autres s'y engagent avec détermination et intègrent cette réalité dans leur « business modèle »[8].
La notion de patrimoine, et la valeur attachée à la notion, mérite ainsi d’être raisonnée dans la double perspective de l'avenir, seul lieu de la valeur du passé, et de la culture, seule logique des géographies, et structurante de l'économie.
Une lecture encore autour de cette question, et cette fois des marques d'entreprises [9], rappellera si c'était nécessaire que le système même de la marque a pour fonction d'adapter sans cesse l'interface de l'entreprise et de son offre à la demande et aux contextes de la société et de ses marchés, pour susciter des représentations conformes à leurs aspirations. C'est ainsi que les marques dites « low cost » sont une autre façon de valoriser un patrimoine, ou d’en constituer un nouveau.
De ce point de vue aussi, l'opinion est un acteur puissant. Le mouvement aujourd'hui marqué par la dominance des immatériels est certainement irréversible. Il peut changer d'orientation.




[1] http://www.01net.com/editorial/154096/alcatel-sans-usines-tchuruk-persiste-et-signe/

[2] hal.inria.fr/docs/00/52/59/67/PDF/p222.pdf

[3] http://www.interbrand.com/en/best-global-brands/2012/Best-Global-Brands-2012-Brand-View.aspx

[4] http://www.prodimarques.com/documents/gratuit/77/valeur-comptable-valeur-reelle-juste-valeur.php

[5] http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/05/05/la-renaissance-de-courreges-passe-par-internet-et-par-la-parfumerie_1696287_3234.html

http://www.lejdd.fr/Mes-dimanches/Actualite/Roger-Gallet-renaissance-de-la-belle-endormie-579919

http://www.docnews.fr/actualites/dans-monde,renaissance-schiaparelli,36,14121.html
[6] Fœssel, Michaël : Après la fin du monde - Critique de la raison apocalyptique, Paris, Éd. du Seuil, 2012, p. 151.
[7] http://www.lsa-conso.fr/80-igp-en-prevision-pour-les-produits-manufactures,139067
[8] http://www.lvmh.fr/le-groupe/presentation-du-groupe
[9] www.bradford.ac.uk/management/research/research-publications-and-seminars/working-papers/2007/ - 35k

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Emmanuelle Fantin : "La médiation du passé dans le discours publicitaire"

Hybride par essence et volontiers palimpseste, la publicité s’emploie régulièrement à conjuguer les formes les plus hétérogènes. Portée par une certaine prédilection pour les emprunts, les réécritures, les allusions à des objets ou figures qui lui ont préexisté, elle résiste difficilement à la tentation de l’intertextualité. Alors qu’elle  semble déployer une infinie variété de sujets, de formes et de thèmes, elle réinvente pourtant continuellement le « déjà-dit »
[1], en absorbant de nombreux préconstruits sociaux-culturels, et se révèle alors tendanciellement « vampirique »[2]
À ce  titre, le passé a toujours été une source d’inspiration privilégiée des publicitaires. Il suffit pour s’en convaincre de visiter la récente rétrospective intitulée « L’Histoire de France racontée par la publicité », à la bibliothèque Forney[3]. On s’aperçoit en effet que la publicité, ou la réclame qu’elle était alors, s’est construite en puisant dans ce réservoir pléthorique de contenus et d’imaginaires qu’est l’histoire. En observant à quel point certains personnages historiques, portés au pinacle par la publicité du début du siècle, sont tombés dans l’oubli – qui (re)connaîtrait Armand Fallières dans une publicité aujourd’hui ? – on s’aperçoit que l’évolution des sources d’inspirations publicitaires permet de lire, par un subtil jeu de miroir, l’évolution de la perception des Français sur leur propre histoire. On pressent dès lors que publicité et histoire ne tissent pas simplement de vagues liens : elles semblent se répondre, s’irriguer mutuellement.

Pourtant, cette association ne va pas de soi. En se réappropriant l’histoire, la publicité offre une certaine porosité à des objets pour le moins antithétiques
[4]. Là où le discours publicitaire est fictionnel, symbolique et prospectif, l’histoire serait factuelle, objectivante et rétrospective. Plus encore, le « monde inutile, inessentiel » [5] de la publicité, porté par des ambitions marchandes et des intérêts économiques, viendrait heurter frontalement le discours « constituant » [6] que représente l’histoire dans notre société.

Qualifier les représentations du passé en publicité 

Mais peut-être avons-nous associé un peu trop rapidement ce « passé » présent dans la publicité à « l’histoire ». La question mérite d’être posée : est-ce parce que la publicité médiatise des représentations du passé qu’elle diffuse ou produit dans un même mouvement de l’histoire ? L’historien des Annales Marc Bloch nous a pourtant mis en garde sur cette assimilation trompeuse entre le passé et l’histoire : « L’idée que le passé en tant que tel puisse être l’objet d’une science est absurde »
[7].
Néanmoins, les modalités de la circulation du passé dans la publicité interrogent immédiatement la mise en discours de l’histoire, voire la possibilité d’une production « historiographique » spécifiquement publicitaire. Au-delà de ses cadrages disciplinaires et scientifiques, l’histoire désigne également une forme de savoir, et l’on pourrait envisager le discours publicitaire comme une pratique sociale et discursive qui le médiatiserait. Lorsque la marque Mauboussin offre un bon d’achat d’une valeur 178,9 euros le 14 juillet pour « fêter l’anniversaire de la Révolution française », elle ne se contente pas d’évoquer le passé en tant que catégorie temporelle. Elle réactualise l’histoire et, en un sens, elle la commémore.

La convocation de l’histoire en publicité peut en outre recouvrir des formes très diverses : il peut s’agir de figures ou événements emblématiques symbolisant un temps révolu, d’un cadrage contextuel passéiste, d’un pastiche graphique ou encore de discrètes allusions anachroniques. Car l’histoire peut être indéfiniment modulée au sein de la publicité, en fonction du sens que celle-ci souhaite voir émerger. Bien souvent, l’image publicitaire s’approprie l’histoire en ne retenant qu’un seul indice référentiel, comme pétrifié. Aussi la simple présence d’un personnage en armure peut-elle instantanément se muer en écho hyperbolique de tout un imaginaire historique médiéval. L’espace-temps limité dont la publicité dispose la contraint à procéder à une condensation du sens synecdotique.

Dé-catégoriser le temps

Lorsqu’elle recycle le passé, la publicité procède par montages hétérochroniques. Elle induit une collision entre plusieurs référents temporels, une forme d’anachronisme – au sein même de son discours, ou bien entre son discours propre et son contexte communicationnel de diffusion. Ainsi, alors que, pour l’histoire, l’anachronisme fait figure d’antithèse – il est le « pharmakon » de la discipline
[8] – il devient aux yeux du publicitaire le maillon qui va permettre de bâtir le pont entre une temporalité fantasmée et la réalité du produit. Elle construit une narration à partir de fragments temporels épars, imposant une relecture proprement inédite.

D’un point de vue macroscopique, l’histoire en publicité soulève également la question plus générale de notre rapport au temps, à la modernité, au progrès. Pourquoi le discours publicitaire, discours qui vise l’adhésion, l’achat ou la médiatisation d’un message hic et nunc s’encombre-t-il du passé ? En quoi ces discontinuités temporelles pourraient-elles séduire le récepteur ? Le sociologue allemand Hartmut Rosa nous propose une clef de lecture : considérant que les structures temporelles ont une nature sociale et collective, il appréhende l’histoire des sociétés modernes comme une histoire de l’accélération sociale
[9]. Cette dynamique du progrès serait, par un mouvement de balancier, presque structurellement à l’origine d’un désir sociétal généralisé de convoquer le passé. Se dessine alors une prétention d’opposition intentionnelle à la modernité, aujourd’hui solidement ancrée dans l’aspiration nostalgique à l’âge d’or que représentent les Trente Glorieuses. D’où un raz de marée « rétro » et « vintage » qui sévit dans presque tous les secteurs de la consommation et du loisir, et dont la publicité est le chantre. Les renaissances qui nous ont précédés dans l’histoire souhaitaient déjà revivre un passé disparu. Mais rares sont les sociétés dont l’obsession s’est portée sur les artefacts culturels de leur propre passé immédiat, dont la qualité première semble parfois être sa simple passéïté [10].

De la publicité au patrimoine

Pourrait-on observer ces mécanismes comme un témoignage mémoriel ? Les rapports entre la circulation du passé en publicité et la mémoire sont doubles. D’une part, la publicité s’appuie sur les cadres sociaux de la mémoire
[11] pour transmettre ses messages. Mais elle ne se contente pas de transmettre une forme de mémoire collective ; elle la réactualise, la déplace, l’enrichit. Elle s’inspire elle-même du mécanisme mémoriel, et reproduit l’interaction dialectique entre le souvenir et l’oubli. Elle se rapproche en un sens des fameux lieux de mémoires de Nora : elle est le lieu « où la mémoire travaille », elle n’est pas la tradition « mais son laboratoire » [12].

Dans cette perspective, elle devient opérateur de médiation patrimoniale
[13]. Elle se réapproprie certains objets pour construire et transmettre un savoir propre sur le passé. Lorsque la publicité transmet le passé, elle paraît fort éloignée du dispositif muséal, notamment en ce qu’elle ne montre ni ne désigne son propre geste de transmission. Elle demeure pourtant un dispositif de représentation et de mise en valeur du passé, qui peut-être tire sa force du masque de légèreté et d’insignifiance dont on l’affuble bien souvent.




[1] Eco, Umberto La structure absente, Paris, Mercure de France, 1968.
[2] Jost, François, « La publicité vampire »,  Degrés, n0 44, 1985.
[3] Voir également à ce sujet l’exposition « La publicité recycle l’histoire », organisée par le musée de la Publicité au cours de l’été 2011.
[4] Veyrat-Masson, Isabelle et Chaveau, Agnès, « L'histoire dans les spots publicitaires : un mariage antinomique », Le Temps des Médias, n0 2, 2004, p. 127-136
[5] Baudrillard, Jean, Le système des objets,  Paris, Gallimard, 1968, p. 229.
[6] Maingueneau, Dominique et Cossutta, Frédéric, « L'analyse des discours constituants », Langages,  n0 117, 1995, p. 112-125.
[7] Bloch, Marc, Apologie pour l’histoire ou le métier de l’historien, Paris, Armand Colin, 1993, p. 49.
[8] Didi-Huberman, Georges, Devant le temps, Minuit, collection « Critique », Paris, 2000, p. 32. Le pharmakon est ici entendu comme « poison », et non comme son double ambigu « remède », tels qu’évoqués dans Phèdre de Platon.
[9] Rosa, Harmut, Accélération, Pour une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, coll. « Théorie critique », 2010.
[10] Reynolds, Simon, Rétromania, Le Mot et le Reste, 2012.
[11] Halbwachs, Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Albin Michel, 1994.
[12] Nora, Pierre (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard Quarto, T.1,  p. 19.
[13] Davallon, Jean, Le don du patrimoine : une approche communicationnelle de la patrimonialisation, Paris, Hermès-Lavoisier, 2006. 

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Liens :

Jean Davallon, « Comment se fabrique le patrimoine », Sciences humaines

Henry Rousso, « L’histoire appliquée ou les historiens thaumaturges », XXe siècle, 1, 1984 sur Persée

Revue Entreprise et histoire, 2009/2, 55, dossier « Tendances de l’histoire des entreprises »
Articles encore payants sur Cairn

Revue française de gestion, 188-189, 2008/8-9, dossier « Histoire et gestion : vingt ans après »

Annuaire des services d’archives d’entreprises

Site Histoire d’entreprises

Eric Godelier, « Histoire des historiens, histoire des gestionnaires »,
Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques [En ligne], 25 | 2000
http://ccrh.revues.org/1812 ; DOI : 10.4000/ccrh.1812



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